Une scène relativement étrange et inhabituelle a cette année émaillé le pèlerinage automnal des clans caranthirites au Sanctuaire des Esprits des Chevaux (cérémonie annuelle au cours de laquelle les chefs des clans du Caranthir, accompagnés de leurs plus fidèles et fiers guerriers, se réunissent en la province de Telchar pour honorer les Esprits de leurs Frères Chevaux, et renouveler leurs serments d'allégeance au Grand Khan des Caranthirites). Le Maître de la Haute Guilde pour le Commerce en Caranthir, généralement absent à ces cérémonies, car errant de par les routes, s'y est présenté et y a fait une intervention remarquée que nos zélés reporters se sont efforcés de retranscrire en ces lignes.
Alors que la pluie tombait à verse à l'extérieur, il pénétra en trombe dans la yourte où étaient ce soir là réunis le Grand Khan et les chefs de tous les clans. L'eau de pluie qui ruisselait sur son long manteau de cuir huilé se répandit dans l'espace exigu en une fine bruine que son entrée tonitruante dispersa tout autour de lui.
Il avança droit vers le Grand Khan Uknar, et, sans un mot, s'agenouilla devant lui, tête baissée. Puis se redressant, il fixa successivement les seigneurs nomades présents, l'un après l'autre. Alors que Namiir ouvrait le col de son long manteau jusque là remonté au-dessus de son nez, les Caranthirites furent surpris de ne discerner nulle trace de ce sourire un brin narquois qui le marquait invariablement. Au contraire, son visage était fermé (était-ce par la colère, ou par la détermination?), et ses traits fins habituellement affables semblaient comme taillés dans un marbre glacé. Comme à son habitude, seul l'oeil droit du frère du Grand Khan était entièrement ouvert. Mais aucune joie, aucun humour n'y pétillait. Dans cet oeil aussi froid que les landes du Caranthir battues par la bise hivernale, ne luisait qu'une rage glaciale.
Ce n'est qu'après un long moment où régna la chape de silence provoquée par l'entrée soudaine du frère du Grand Khan, que celui que les Caranthirites appellent "le Vent Fou" parla:
Grand Khan des Seigneurs des Chevaux, Grands Anciens des Clans du Caranthir, je vous salue.
En ce jour, je viens à vous renouveler les voeux d'allégeance et de loyauté de la Haute Guilde pour le Commerce en Caranthir au Grand Khan Uknar et à la prospérité des Clans. Mais je viens renouveler mes voeux tête basse.
J'ai pu constater comme vous la félonie de nos voisins... A l'heure même où leur roi endormait ma méfiance avec des mots de paix, à l'heure même où je tentais de savoir qui pouvait être à l'origine de la tentative d'empoisonnement dont il affirmait avoir été victime, son comparse trahissait notre confiance...
Et cet immonde pourceau aux méthodes fourbes de ceux qui s'enferment entre quatre murs, ne trouvait mieux ensuite à faire qu'omettre sa félonie pour revenir nous insulter...
Grand Khan, je reconnais mon erreur. Il n'a parlé avec moi que pour susciter le doute, la méfiance et la rancoeur entre deux frères. Je ne tenterai plus désormais d'éloigner les Esprits de la Guerre et de la Haine des frontières des terres des clans. Moi qui ai voulu croire en l'honneur de ceux de l'extérieur, moi qui n'ai pas voulu les croire être les meurtriers du Grand Khan Althar et de Beldark son héritier, je dois aujourd'hui reconnaître ma faute devant leurs mensonges et leur fourberie. Grand Khan des Seigneurs des Chevaux, Grands Anciens des Clans du Caranthir, je vous présente à tous mes excuses et ma honte.
Sur ces mots, Namiir s'agenouilla à nouveau devant le Grand Khan Uknar, tête baissée. Puis, se redressant après quelques instants, il reprit: Grand Khan Uknar, Ta longue retraite des mois précédents T'a permis de pleinement apprendre des Esprits les Chemins de la Sagesse, dont j'ai visiblement perdu la trace. Mais je veux rattraper mes erreurs. Je ne souhaite pas déshonorer les Esprits de nos Ancêtres par ma foi naïve en la bonne volonté des peuples extérieurs aux clans de Caranthir. Comme les Esprits Te l'ont soufflé, Grand Khan, je me rends aujourd'hui compte que nous seuls cheminons sur une Voie aimée des Esprits, que ce soit dans la Vie ou l'Après Vie.
Sur ces mots, il dégaina de la dextre le cimeterre qui battait son flanc, et, comme par magie, une des dagues courbes affectionnées par les nomades apparut son autre main... Sans doute une arme dissimulée sur lui. Il s'exclama, d'un ton solennel: Désormais, Grand Khan, indique moi les ennemis des Seigneurs des Chevaux. Mes oreilles resteront closes à leurs mensonges, et tout ce qu'ils connaîtront de moi sera le cimeterre et le croc caranthirite.
Sujet: Un étrange revirement? -Automne 996-